Ethnographie du tir au « Shooting Range » : cadrages et modélisation d’une pratique culturelle américaine

Dans le cadre d’un projet de recherche sur la chasse en Arizona (HUNT-AZ, OHMI Pima County), l’initiation au maniement des armes à feu m’est rapidement apparue comme un pré-requis à toute ethnographie des groupes de chasseurs et de leurs activités. D’après plusieurs articles de médias spécialisés dans la chasse (1), cinq étapes idéales-typiques peuvent être identifiées dans une carrière de chasseur. Le premier stade correspond à celui du « tireur », où le plaisir de la chasse réside dans l’utilisation de son arme à feu et sa maîtrise progressive. Ainsi, pour tout novice en chasse, l’apprentissage du maniement d’une arme à feu à balle réelle est un passage obligé ; dans l’optique de faire une enquête ethnographique auprès des chasseurs, une séance au shooting range s’imposait. 

 

Mercredi 16 mars, Sébastien et moi nous sommes donc rendus au stand de tir adossé à un magasin d’armes à feu du nord de Tucson. La veille, nous avions rencontré Travis, un jeune homme de couleur aux tatouages et piercings, qui nous avait recommandé de revenir le lendemain profiter d’un tarif avantageux. « Wednesday, it’s Lady’s Day » (« Mercredi, c’est le jour des femmes »). Nous sommes finalement accueillis et pris en charge par celui qui semble être un référent : « Master Bruce ». Cet homme au teint et cheveux blancs d’environ 70 ans, bien-portant, appareils auditifs et lunettes au nez, a quitté Chicago pour jouir de sa retraite en Arizona. Après deux mois d’inactivité, il a toutefois décidé de reprendre du service en 2006, lors de l’ouverture de ce magasin d’armes. Quant aux raisons de ce retour à l’emploi, son ton laissait entendre un besoin de travailler afin de rester actif et d’éviter l’ennui ; mais, connaissant le système social états-unien minimaliste pour les retraites et la couverture santé, il est probable que la contrainte économique ait pesé dans sa décision. 

 

Bruce se renseigne sur notre familiarité avec les armes et nous propose de commencer avec deux pistolets de calibre de 22 mm : c’est le « plus facile » à prendre en main, et même les tireurs expérimentés y ont recours pour leur « échauffement ». Bruce nous invite à débuter avec un révolver LCR22, simple à appréhender, avant d’essayer un Ruger semi-automatique. Une demi-heure de « cours théorique » suffit à nous « former ». Il nous apprend les rudiments techniques, les règles les plus basiques en termes de sécurité ainsi que les trois clés d’un tir réussi : la manière de tenir le manche de l’arme, à deux mains ; comment bien viser la cible, en alignant le viseur pour éviter que le canon pointe vers le bas ; la façon de tirer sur la gâchette avec la troisième phalange, en un mouvement qui ne doit pas être trop lent ni décousu. 

 

Après cette formation succincte mais claire, sans avoir jamais vérifié nos identités ou même nos âges, il ne nous reste plus qu’à payer le matériel pour commencer à tirer. Nous réglons donc la location d’arme ($8 pour la réduction pour les femmes, $15 pour le tarif normal) qui nous permet d’accéder à n’importe quel pistolet, l’un après l’autre, pour la journée. Il faut toutefois acheter nos propres munitions : nous suivons les conseils des vendeurs, très détendus et habitués à manier ces objets, et prenons une petite boîte de 100 cartouches premier prix pour la somme de $15. Pour une séance d’initiation à deux, dépenser moins de $50 me semble très peu cher. Toutefois, les discussions avec les autres tireurs permettent d’identifier leur pratique comme étant régulière, et sur une séance de 2 heures, ils tirent facilement 100 à 200 balles. Le coût mensuel pour une personne qui s’entraîne une fois par semaine en moyenne va alors monter à une centaine de dollars de munitions, sans compter l’achat ou la location des armes utilisées. 

 

Un autre employé (le troisième du shooting range, le sixième du magasin dans sa totalité) s’occupe de nous donner des casques anti-bruit et des lunettes de protection – il ne manque pas l’occasion de sortir les lunettes roses, content de voir une femme au stand. En effet, seuls deux hommes se trouvent dans la salle de tir, tous deux d’un âge supérieur à 60 ans, aux cheveux blancs, au style classique du t-shirt / jean / baskets. 

 

Nous entrons dans la salle de tir, un espace tout en longueur pensé pour optimiser la concentration du tireur : ce dernier est séparé des autres par un comptoir, réduisant son champ de vision à un couloir monochrome gris d’un mètre de large dans lequel seule se situe sa cible. Celle-ci se distingue par un dessin de forme humaine à traits noirs sur fond blanc, avec quatre points représentant les organes vitaux. Elle est suspendue à la distance voulue (quelques 13 pieds, soit 4 mètres, pour nous) et tangue quelques secondes, forçant le tireur à attendre avant de la mettre en joue. Nous nous avançons donc jusqu’à notre comptoir, suivant les pas de Bruce qui tient dans une main le révolver rangé dans une mallette et dans l’autre les balles. J’ai les mains moites et à peine entrée dans la salle, mon corps entier se retrouve surpris par la force du son des détonations, malgré le casque anti-bruit. Je sursaute, mais continue d’avancer. Les détonations suivantes me maintiennent dans un état d’alerte, mais mes pieds restent cette fois-ci ancrés au sol. Progressivement, mon attention se porte sur ma propre activité de tir et sur les consignes et conseils de Bruce, délaissant l’environnement bruyant auquel mes sens s’adaptent à une rapidité déconcertante. Honneur aux femmes, donc, et je commence à charger le révolver balle par balle dans les espaces prévus à cet effet, à l’instar de ce que j’ai vu dans les films ou les jeux vidéo de guerre. Je me mets en position et Bruce me répète à plusieurs reprises, tactilité rassurante à l’appui, comment « contrôler l’arme », pour éviter que mon corps et mes mains se laissent emporter par la force du tir. 

 

Après les cinq premières balles d’initiation que nous tirons tour à tour, je m’engage dans un rapport spécifique au tir, qui permet de dépasser mes appréhensions. D’une part, j’écoute les conseils du professeur avec attention et tente de les appliquer au mieux. D’après notre voisin, mon attitude d’écoute et de respect des consignes serait d’ailleurs spécifiquement féminine et expliquerait la meilleure réussite des femmes, qui tirent très bien et progressent plus vite que les hommes. Il explique de la sorte les compétences de son épouse et me félicite à la fin de la session, en observant le nombre de fois où mes balles ont traversé la cible. D’autre part, j’espère viser au mieux et pouvoir éloigner celle-ci, réactualisant des gestes appris lors des cours de sport au lycée, où je pratiquais le biathlon à l’aide de carabines laser. La pratique change donc de sens à mes yeux et s’inscrit à mi-chemin entre réactualisation de dispositions scolaires et sportives. Progressivement, ce cadrage me permet de me sentir plus à l’aise et de progresser. A l’inverse, imaginer le sens réel de la pratique tel qu’il est cadré par les employés et les usagers du stand de tir (pouvoir blesser ou tuer un être vivant, et a fortiori un humain qui me mettrait en danger), aurait probablement eu un effet contre-productif sur moi.

 

Notre voisin est retraité des forces de l’ordre. Il est à présent bénévole dans un stand de tir en plein-air, il s’entraine aujourd’hui pour un examen de tir et cadre son activité dans une perspective toute orientée et justifiée par la nécessité de pouvoir se défendre. A la fin de notre séance, il prend notre cible criblée de tirs et la met sur Sébastien, pour évaluer notre « réussite » : tous les trous qui sont dans la zone corporelle sont ceux qui ont « permis d’éloigner le danger ». Il explique qu’il s’entraîne à tirer depuis la position allongée – en cas d’attaque en pleine nuit, lorsqu’il dort dans son lit – ainsi que des deux mains – au cas où il serait blessé de son bras fort, il faudrait qu’il puisse encore se défendre. Cette responsabilité de protéger sa personne, sa famille et ses amis, n’est pas assumée par lui seul, puisque sa femme l’accompagne parfois en ayant le même objectif de pouvoir d’action, ou plutôt de réaction, face au danger. A la fin de la session, Bruce me demande d’ailleurs quel effet ça me fait de tirer au pistolet et si je ressens une forme d’« empowerment » (pouvoir d’agir ou empouvoirement), notamment après avoir tiré avec l’arme semi-automatique, laquelle permet de vider le chargeur sans autant d’effort que le révolver.  

 

In fine, faire cette expérience de tirer avec une arme à feu permet de réduire mon incompréhension de la culture américaine des armes à feu. Le premier constat que je fais est celui de la capacité d’adaptation du corps et des sens immergés dans un environnement a priori hostile. En seulement quelques minutes, quelle que soit la modalité de cadrage du tir au pistolet investie, il est notable de remarquer à quel point mon corps s’est habitué au son des détonations, à l’odeur de poudre et au maniement de ces objets pourtant dangereux. Seule la fatigue qui arrive rapidement témoigne de l’effort que nous a demandé le tir, tant dû à la concentration qu’au travail émotionnel pour modaliser le tir comme une activité sportive ou d’acquisition d’une nouvelle compétence, et pour mettre à distance les possibles dangers liés au fait d’être entouré de personnes armées, en capacité d’ôter la vie en un clin d’œil. 

 

Ma seconde prise de conscience est celle de la relative familiarité que je pouvais avoir des armes à feu. En France, je n’ai jamais vu ou tenu une arme à balles réelles ; pourtant, à travers les films (notamment les séries policières américaines diffusées en masse à la télévision), les jeux vidéo et les jouets (pistolets en plastique, mais aussi semi-automatiques à billes jaunes qui ont eu un immense succès pendant mon enfance), j’ai observé et même pratiqué les gestes de base liés aux armes sans le savoir, comme vider et remplacer le chargeur ou appuyer sur la détente. En dehors de mon expérience du biathlon, j’ai ainsi été imprégnée des armes et de leur fonctionnement. Aux Etats-Unis, cette culture des armes n’est pas transposée ou fictive : elle s’incarne dans l’activité populaire et massivement pratiquée par les citoyens dès leur plus jeune âge du tir à balle réelle. Savoir tirer et posséder des armes, c’est pouvoir compter sur soi-même en cas de danger pour se défendre et protéger son entourage. C’est aussi incorporer des valeurs de rugged individualism, c’est-à-dire d’indépendance et d’autonomie vis-à-vis des autres et des institutions étatiques et fédérales, jugées insuffisantes et inutiles dans la préservation de l’intégrité physique de chacun. En un sens, aller au stand de tir, c’est travailler son sentiment de pouvoir d’agir individuel et par là-même, c’est inscrire dans son corps des valeurs politiques conservatrices, comme celles d’indépendance et d’antigouvernementalisme.

 

11h30, nous rendons les armes et quittons les lieux. Pas de photo souvenir, c’est une des règles de ce shooting range fréquenté par des membres des forces de l’ordre. Mais des techniques de tir dont il faudra se souvenir, pour ne pas manquer de crédibilité auprès des enquêtés chasseurs que nous allons rencontrer ces prochaines semaines. 

 

 

(1) Voir par exemple : 

https://www.hunter-ed.com/pennsylvania/studyGuide/Becoming-a-True-Sportsman/20103901_88666/

https://www.boone-crockett.org/five-stages-hunter-hunt-fair-chase