Mettre la faune sauvage en musée. Visite de l’International Wildlife Museum de Tucson

Sébastien et moi profitons du Labor Day pour nous rendre à l’International Wildlife Museum, situé à l’est de Tucson. En cette fin de matinée, le parking accueille quelques voitures mais est loin d’être complet. L’édifice aux couleurs chaudes a des airs de palais oriental, avec son toit crénelé et son vaste porche en arc de cercle. Des animaux sauvages moulés, probablement en bronze, encadrent l’entrée : un lion à la patte relevée et à la bouche ouverte, ou encore un cerf faisant mine de bramer. 

 

Lorsque nous passons l’imposante porte métallique, le contraste de luminosité est frappant. L’intérieur, dépourvu de larges fenêtres, est assez sombre. L’éclairage jaunâtre projette des ombres sur les murs gris clair et sur la moquette mouchetée ou tachée qui hésite entre le gris et le marron. Deux familles attendent pour acheter leurs billets. Il n’y a pas de tarif étudiant. Quand vient notre tour, je prends un plan du musée imprimé en format A5 sur du papier recyclé et jette un œil à la succession des salles dont le circuit dessine une boucle. Le nom du musée inscrit en lettres fines et aplaties est surmonté du triptyque « Conservation Education Preservation ». Il constitue un volet du programme éducatif du Safari Club International (SCI), une organisation de conservation et de promotion de la chasse. 

 

Notre déambulation commence dans une salle consacrée à l’héritage de Théodore Roosevelt. La lumière se tamise, émanant de néons accrochés au plafond et orientés vers les murs de la pièce. Des encarts historiques se succèdent et donnent à lire un bref récit du parcours de Théodore Roosevelt, de ses voyages autour du monde à son apprentissage de la taxidermie. Aux photographies d’époque se mêlent quelques unes de ses citations, toutes relatives à la conservation de la nature : “Wildlife and their habitats cannot speak, so we must and we will(1)” ; “There can be no greater issue than that of conservation in this country(2)” ; “In a civilized and cultivated country, wild animals only continue to exist at all when preserved by sportsmen(3)”. Aux Etats-Unis, les chasseurs sont considérés comme des sportsmen, férus d’activités outdoor et dotés de qualités physiques.

 

Dans cette même salle, les murs sont ornés de trophées et d’animaux naturalisés. Un ours noir d’un mètre de hauteur rappelle que Roosevelt, surnommé « Teddy », a donné son nom au teddy bear tandis qu’un demi-bison noir de jais, coupé au niveau de l’abdomen, semble jaillir du mur. Les visiteur·se·s sont invit·ée·s à toucher ces œuvres taxidermistes aux poils rêches et poussiéreux et à l’odeur légèrement rance. Une partie des collections provient du Heads & Horns Museum, fondé en 1922 par le premier directeur de la New York Zoological Society, William T. Hornaday. Il désirait constituer la collection de faune sauvage la plus complète du monde dans un but patrimonial, alors que les marchés de gibier et la politique libérale en matière de chasse mettaient en péril certaines espèces. Alors que nous apprêtons à poursuivre la visite, une femme d’une quarantaine d’années, vêtue d’une jupe en jeans et d’un chemisier aux couleurs vives, nous rattrape. Elle nous propose de caresser la peau d’un serpent vivant enroulé autour de son cou, qu’elle nomme joyeusement Clarisse. Immobile, le serpent reste indifférent au contact de nos mains sur sa peau ferme et épaisse. 

Dans la salle suivante, j’aperçois un groupe en visite guidée, animée par une Museum Manager, la trentaine, vêtue d’un polo vert sapin affichant le nom du musée et prénommée Gwen(4) comme l’indique son badge. Des familles s’offrent une visite culturelle lors de cette journée de congé. La salle est consacrée à l’explication naturaliste du pelage, des défenses, des bois et des cornes d’animaux. Pour l’illustrer, des trophées de cerfs, de moutons sauvages, d’antilopes, voire d’un morse issu du cercle polaire arctique sont accrochés aux murs, dans l’ombre de la lumière en surplomb. Un panneau retrace l’histoire de la taxidermie, que résume brièvement Gwen, alternant entre présentation et devinette : depuis le XXe siècle, les animaux sont modelés en papier mâché, en fibre de verre ou en mousse de polyuréthane. Ces mannequins sont ensuite revêtus de peau avant d’être placés dans des poses qui se veulent réalistes. Sur des présentoirs couverts de la même moquette marron qui tapisse le sol, sont exposés des crânes surmontés de cornes vers lesquels les enfants se précipitent pour en toucher l’ossature froide et lisse. 

 

La suite du parcours me conduit vers une vitrine colorée à l’intérieur de laquelle des oiseaux de paradis, un toucan et une corneille trônent sur de fines branches d’arbres, au premier plan d’un décor forestier. Un jeune adolescent, tee-shirt vert fluo et sac à dos noir, reste planté quelques secondes devant la vitre, fasciné. Les ailes déployées des oiseaux de paradis, rouges, bleues, beiges ou blanches, font l’effet d’un tableau. L’exposition rappelle les cabinets de curiosité de l’ère victorienne, comme le mentionne un petit écriteau. Mais ici, l’insolite cherche à se mêler à la précision d’un discours scientifique qui met l’accent sur l’écologie, l’habitat et le comportement des animaux. 

 

Je perds de vue le groupe et continue la visite en empruntant un couloir où des animaux sont mis en scène dans des situations de prédation, dans un décor enneigé : un grand cerf est couché, encerclé par des loups qui s’apprêtent à le dévorer ; un chat sauvage bondit pour saisir au vol un oiseau ; un jaguar tient dans sa gueule le flanc d’un daim.

La salle est nommée « Prédateurs et proies ». Elle débouche sur une pièce où se côtoient un tigre féroce, les dents affûtées et les griffes redressées, un trophée d’antilope, un large puzzle en forme de fresque représentant une jungle bucolique, ainsi qu’une collection d’insectes exposée dans des vitrines. Cette salle est sur-titrée : “Conservation : the wise use of our natural resources”. En avançant, je tombe nez à nez avec trois bisons au pelage marron légèrement délavé par le temps, qui font face à un rhinocéros créé à partir de matériaux recyclés, une œuvre faite de bouteilles en plastique et de lunettes de natation. Emblème des projets de conservation, le bison américain a subi l’effet dévastateur de l’implantation humaine – sinon coloniale – sur sa population, estimée à 500 individus à la fin du XVIIIe siècle. Un panneau indique qu’il ne serait aujourd’hui plus en danger : on compte aujourd’hui 350 000 animaux dans les refuges et les ranches. 

 

Entre les trophées et animaux naturalisés, des encarts donnent ainsi à lire des récits optimistes d’espèces qui, grâce à des efforts de protection et de régulation fondés sur une chasse raisonnée (sustainable hunting), sont désormais protégés des excès et des dangers de la surprédation. L’histoire du rhinocéros blanc est même qualifiée de « conservation success story » : victime du braconnage et de l’urbanisation, la population de la sous-espèce sud-africaine s’élevait à 20 individus au début du XIXe siècle. Désormais, elle en compte 14 500. Non loin, des panneaux estampillés du logo du SCI font mention des projets menés par le club pour préserver des espèces dans le monde entier, ou encore de certaines initiatives de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN). Les biologistes jouent un rôle central dans les programmes financés par ces institutions. Un panneau explique, par exemple, que la mise en place de colliers à signal GPS dans la population d’élans du Vermont, au nord-est des États-Unis, permet de suivre son évolution et de déterminer un niveau de population « sain » et « soutenable ». Ce management scientifique fait de la chasse un outil de régulation en l’absence de prédateurs suffisants. Elle constitue également une source de financement pour les projets de conservation, par le biais des revenus générés par les licences et les taxes sur les équipements. Dans l’angle de cette même salle, un encadré est dédié à l’extinction des espèces et en explique les causes. Parmi elles figurent la chasse non régulée, la compétition intra ou inter-espèces, les maladies et la destruction de l’habitat du fait de l’urbanisation croissante. Aucune mention n’est faite du changement climatique et de la crise environnementale globale. 

 

À quelques pas, une porte donne accès à une salle consacrée à C. J. McEloy, fondateur du SCI et chasseur passionné de safari en Afrique. Sur les hauts murs de lambris s’alignent par dizaines des trophées coiffés de cornes ou de bois. Une immense collection d’animaux naturalisés tapisse les quatre murs de la pièce. J’y rejoins le groupe en visite guidée ; Gwen laisse les visiteur·se·s contempler plus longuement ces animaux empaillés. Pendant ce temps, j’échange quelques mots avec elle. Lors des visites, elle me confie vouloir montrer au plus jeune public la diversité du vivant et, aux plus grands, l’importance de la chasse comme moyen de conservation et de régulation. Fille et femme de chasseurs, elle a l’habitude des trophées qui ornent le salon. Mais elle avoue toutefois dans un large sourire qu’au début, lorsqu’elle devait faire seule un dernier tour du musée avant sa fermeture, elle trouvait cette pièce assez « creepy ».

Sur un pan de mur, un large escalier en pierre fait office de socle pour les animaux placés dans d’orgueilleuses postures. Antilopes, cerfs, biches, daims, chèvres, béliers, moutons sauvages et toutes sortes d’ovidés et de cervidés, ours blancs et ours bruns, tigre, bisons, mouflon d’Amérique, bœuf musqué, éléphant, girafe, rhinocéros, phacochère et crocodile. Tous les regards des animaux convergent vers le centre de la pièce où trône une antilope, avec pour seuls points d’appui les pattes avant, comme en mouvement. Autour de son socle, trois canapés de cuir terni, chacun orienté vers un mur, forment un U. Certains enfants pointent du doigt tour à tour plusieurs trophées, émerveillés ; d’autres se contentent de scruter avec attention chaque recoin de la pièce. Les mères prennent avec zèle des photographies de leurs enfants, la main dans la gueule du crocodile. Cette salle me fascine et me glace à la fois. Dans l’atmosphère sombre de l’éclairage jaune et âcre qui assombrit la pièce retentissent en fond des percussions africaines. Je m’attarde dans cette pièce qui rappelle le salon d’un riche propriétaire, voire de C. J. McEloy lui-même.  

 

Le parcours m’emmène dans une salle circulaire au centre de laquelle est reconstitué un très haut flanc de falaise. Des ovidés tiennent en équilibre sur les rochers artificiels. Tout autour de la pièce, des vitrines donnent à voir des animaux naturalisés mis en scène dans des saynètes bucoliques qui se veulent réalistes. Des ours bruns partagent des saumons sur la rive d’un cours d’eau au pied de montagnes enneigées. Un dindon sauvage se tient droit dans une végétation verdoyante. Deux béliers se battent corne à corne sous l’œil curieux d’une femelle. Un phoque aux longues moustaches postiches regarde la mer. Deux antilopes s’apprêtent à courir dans la savane. Des manchots Adélie et Empereur se dressent sur la banquise antarctique. L’ambiance sonore est ici plus légère : des chants d’oiseaux et des clapotis d’eau accompagnent la visite. 

Un couloir débouche ensuite sur une grotte faite de roches artificielles à l’aspect plâtreux. L’entrée est surplombée par une panthère couchée qui fixe le·a visiteur·se. Intitulé « Arizona by night » et éclairé par de faibles lumières bleues, le passage laisse entrevoir la faune nocturne de l’Arizona : des serpents et des coyotes apparaissent dans l’obscurité entre les cactus factices du désert de Sonora. Le passage aboutit à une salle consacrée à l’histoire récente de la conservation aux États-Unis. De nouveau, des encarts se succèdent pour rappeler l’histoire politique du mouvement conservationniste : la création des parcs nationaux, la mise en place d’une régulation juridique de la chasse, ou encore l’institutionnalisation du management de la nature et de la conservation. Ces grandes étapes alternent avec des panneaux qui signalent l’extinction du wapiti de l’Est, du pigeon voyageur ou de la perruche des Caraïbes. Pour finir, la chronologie met en valeur avec un joyeux optimisme le retrait du faucon pèlerin, de l’alligator ou du pygargue à tête blanche (bald eagle) de la liste des espèces en danger. A côté de la frise, un large panneau rappelle les principes du North American Model of Wildlife Conservation, un modèle politique qui puise ses origines au XIXe siècle, destiné à sauvegarder la faune et leurs habitats. Les sept principes encadrent la pratique de la chasse, en affirment la dimension démocratique et font de la faune sauvage une ressource internationale, tenue en fiducie par les citoyens et gérée par un management scientifique. 

 

Le mur d’en face est orné d’un large logo noir et blanc de l’Arizona Game and Fish Department, surmonté d’un schéma rappelant le financement de la conservation par les revenus de la chasse. Le lien de causalité défendue apparaît de façon explicite : la chasse conserverait et protégerait. Dans l’angle, un poster valorise d’ailleurs les métiers de biologiste et de Wildlife Manager et renvoie au site internet de l’Arizona Game and Fish Departement en lettres majuscules jaunes. Juste derrière, une vitrine présente les objets utilisés par les biologistes : un collier GPS et deux étiquettes matriculées sont placés de part et d’autre du crâne d’un mouflon daté du XVIe siècle. 

 

Le dernier couloir propose une remontée dans le temps. J’accélère le pas entre les espèces disparues du Pléistocène, plongées dans l’obscurité de faibles ampoules blanches placées dans l’ombre de hauts pins ponderosa. Sur les branches, un hibou fait face à un écureuil en équilibre. Un cerf géant dont on ne voit que les pupilles écarquillées et les larges bois semble surgir de l’ombre tandis qu’un mammouth poussiéreux aux yeux pétrifiés lève sa trompe et ses défenses vers le plafond. Une enceinte qui grésille passe en boucle son cri aigu. 

La visite touche à sa fin, débouchant sur une vaste salle de restauration. Les familles sont déjà attablées et les mères distribuent des sandwiches, emplissant la pièce d’une odeur de poulet rôti. Sur un pan de mur, les trophées cèdent la place à des masques autochtones en bois sombre, originaires du Gabon, du Mali, du Congo, du Guatemala ou encore du Népal. En avançant vers la sortie, des affiches de promotion de la chasse par la fondation du Safari Club International ornent les côtés d’un large pilier. La salle de restauration est mitoyenne de la boutique où des puzzles et porte-clefs animaliers cohabitent avec des dents de requins et des peluches aux couleurs vives qui détonnent avec les derniers animaux naturalisés. 

Dans un couloir adjacent à la boutique sont alignés d’épais panneaux de bois surmontés de rectangles dorés où sont inscrits les noms des sponsors et donateurs du musée ainsi que des dirigeants du SCI. Sébastien et moi nous apprêtons à sortir par la lourde porte métallique par laquelle nous sommes entré·e·s. Face à la billetterie, j’aperçois quelques livres rangés sur un meuble à étagères qui fait office de présentoir. Un titre attire mon attention : il s’agit d’une ancienne édition illustrée de l’ouvrage de Charles Darwin, Origin of species, rangée à côté d’un roman d’aventure qui prend place dans le Far West, un essai d’histoire sur la guerre des castes au Yucatan (Mexique) et un manuel naturaliste d’identification des oiseaux. Nous saluons Gwen qui attend un groupe pour une nouvelle visite guidée, avant de quitter les lieux. 

 

Crédits photographiques : Amandine Reist

 

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 1. « La faune sauvage et ses habitats ne peuvent parler, alors nous le devons et le ferons pour eux » (traduction personnelle).

 2. « Il ne peut y avoir de plus grande question dans ce pays que celle de la conservation » (traduction personnelle).

 3. « Dans un pays civilisé et cultivé, les animaux sauvages ne continuent à exister que s’ils sont préservés par les chasseurs » (traduction personnelle).

 4. Le nom de la Museum Manager a été anonymisé.